Bob Marley, the king
Superstar du Reggae et prophète rasta, Bob Marley reste une des principales icônes du monde contemporain. Disparu prématurément en 1981, il a transformé un style issu de la musique populaire jamaïcaine en un mouvement majeur. Phénomène plutôt rare, Bob Marley est à la fois adulé du grand public, qui découvrit le reggae avec lui, et des connaisseurs les plus exigeants. Retour sur la vie et l’œuvre du Duppy conqueror.
Robert Nesta Marley naît le 6 février 1945 à St-Ann, dans la paroisse de Nine Miles. Fils d'un capitaine blanc de la marine parti une fois son forfait commis et d'une paysanne jamaïcaine noire, il découvre la difficulté d’être métisse, pris entre deux mondes qui s’ignorent. Adolescent, il quitte la campagne pour Kingston, comme beaucoup de jamaïcains que la misère poussent vers les villes. Pourtant, le travail y est rare et Bob vit à Trenchtown, sordide ghetto où se concentrent la pauvreté, le crime et la crasse, dans une promiscuité bien peu poétique au premier abord. Là, il rencontre Bunny Livingston, puis Peter Mackintosh, comme lui passionnés de musique. Peter joue un peu de guitare et les trois amis chantent les tubes de Rythm'n'Blues entendus sur les radios de Miami.
Bob Marley enregistra son premier morceau, Judge not, à 16 ans, en 1961. Une industrie musicale commençait à se développer à Kingston, de façon désordonnée. Le taux de chômage était alors de 35 %. Il venait de laisser tomber son job de soudeur. Judge Not passe inaperçu mais Bob persiste. En 1964, il forme les Wailing Wailers avec Peter Tosh et Bunny Wailer. Bientôt, ils signent un contrat avec le Studio One, le label de Clement "Coxsone" Dodd. Leur premier titre, Simmer Down, sera le tube de 1961 en Jamaïque. Devenus les Wailers, ils travaillent avec Leslie Kong, puis avec Lee « Scratch » Perry. A chaque fois la collaboration est fructueuse sur le plan artistique mais décevante sur le plan financier.
En Jamaïque, les droits d’auteurs ne signifient pas grand chose, et même les chanteurs à succès ne parviennent pas, alors, à vivre de leur production. Les Wailers ne perçoivent que très peu d'argent tout en étant de grandes vedettes locales. Cheveux courts, costumes chics, les Wailers jouent du ska et du Rock Steady. La compétition, alors, est rude. Pour beaucoup de jeunes du ghetto, la musique constitue un espoir de sortir de la misère. En 1971, la chanson Trenchtown Rock cartonne dans toute l'île.
Jusqu’en 66, d’ailleurs, la musique de Bob Marley reposait encore pour une très large part sur cette glorification du style de vie urbain des voyous jamaïcains. De Rude boy à Steppin’ razor, l’hymne des caïds de Kingston chanté par Peter Tosh, en passant par Rule them ruddy ou I’m the toughest (aussi chanté par Peter, et repris par une foultitude d’artistes, dont Johnny Clarke et I-Roy), le jeune Marley assumait le style ‘rocker’ pour épater la galerie. Il faut attendre sa rencontre avec Mortimo Planno, figure tutélaire du mouvement rasta à Kingston, pour que Bob se laisse pousser les dreads et laisse tomber les bracelets cloutés. Peu après, Vernon Carrington – « Gad the prophet » pour les Rastas et fondateur de l’Eglise des 12 tribus d’Israël – poursuivit l’éducation spirituelle de Bob Marley, bien que la star se défendra plus tard d’avoir eu besoin de quiconque pour trouver sa voie (c’est bien naturel) : « You have to look inside yourself to see rasta. Every Black is a rasta, dem only have to look inside themselves. No one had to tell me. Jah told me himself. I and I look inside I self and I saw Jah Rastafari”.
Gad révéla donc à Bob le secret des 12 tribus d’Israël, selon lequel chaque personne appartient à une de ces tribus en fonction de son mois de naissance. Pour Bob, c’est clair, il est né en février, donc il appartient à la tribu de Joseph. D’ailleurs, dans Redemption song, Bob se présente comme la réincarnation de Joseph, fils de Jacob : « but my hand was strenghtened by the hand of the almighty ».
A la fin des années 60, les Wailers devinrent le premier groupe jamaïcain à faire de la philosophie et des rythmes rasta le fondement de leur musique. Les Wailers venaient d’accomplir un chemin musical et spirituel d’envergure, donnant naissance à un mouvement culturel original et réorientant l'évolution du reggae comme aucun autre artiste auparavant. Depuis un titre comme Simmer down, (1964, morceau écrit par Bob Marley et enregistré au Studio One) où le jeune Bob Marley s’époumone sur un beat très ska avec un chorus reprenant le refrain, le groupe a imprimé une marque indélébile à cette musique. « I and I are of the house of David. Our home is Timbuktu, Ethiopia, Africa, where we enjoyed a rich civilization long before the coming of the Europeans. Marcus Garvey said that a people without knowledge of their past is like a tree without roots”.
La plupart des stars du reggae adoptèrent l’idéologie rasta et, en retour, le reggae devint le principal vecteur d’expression de la culture rasta et de ses revendications. Des chanteurs comme Marley étaient des révolutionnaires (revolutionnary workers) et représentaient tous les pauvres de Kingston.
“Them belly full but we hungry/ A hungry mob is an angry mob/ A rain a fall but the dirt is tough/ A pot a cook but the food no’ nough". Par ces mots simples chantés avec une voix squelettique, Marley diffusait au sein du peuple jamaïcain des éléments d’une conscience politique. Il s’en prit au système raciste (skinocratic system) de la Jamaïque, qui plaçait les blancs en haut de l’échelle sociale, les mulâtres au milieu et les noirs en bas. Dans Crazy baldhead, il chante : “Didn’t my people before me/ Slave for this country/ Now you look me with a scorn/ Then you eat up all my corn”.
En 1967, Marley cessa d’enregistrer, quitta Kingston et retourna dans son village natal de St. Ann mountain. Dans ces collines, il conclut son engagement envers Jah Rastafari, donnant une inclinaison définitive à sa vie, à sa musique et au mouvement rasta lui-même. Pendant un an, Bob adopta le style de vie rasta. Lorsqu’il revint à Kingston à la fin de 68, il s’engagea dans le combat musical grâce auquel il demeure célèbre aujourd’hui encore. Ironie du sort, Marley s’était isolé au moment où le monde changeait, où la jeunesse exprimait son ras-le-bol et son désir de nouveauté, comme si cet isolement avait été nécessaire, au milieu de la fureur, pour venir proposer aux masses occidentales une nouvelle spiritualité.
Les premières chansons à connotation religieuse de Bob Marley parurent en 1968. Il s’agit de « Selassie I is the temple », « Duppy conqueror », « Small axe » et « Trench town rock ». Pour Marley comme pour de nombreux rastas, les noirs sont une tribu perdue d’Israël. Ils se considèrent comme les véritables Hébreux et tiennent les occupants actuels d’Israël pour des imposteurs. Bien que certains Rasta extrémistes (secte Nyabinghi) considèrent qu’il faut tuer l’oppresseur blanc, tous les Rasta refusent de porter les armes. Comme l’explique Bongo-U, un guérisseur Rasta de Montego Bay : « La violence est laissée à Jah. Seul Dieu a le droit de détruire ». Les Rasta croient à la force spirituelle et au pouvoir des éléments : le tremblement de terre, le tonnerre, l’éclair. Selon le précepte biblique, les Rasta s’interdisent de manger lorsque d’autres meurent de faim. Ils vivent en communauté, partageant leurs biens et s’échangeant des services.
Au milieu des années 60, lorsque la violence connut de nouvelles flambées dans les ghettos de Kingston Ouest, la police et le gouvernement s’en prirent aux Rasta, brûlant leurs maisons et les arrêtant. Lors de cette répression, les forces de police détruisirent le quartier de Black o’ wall, un bidonville où vivaient de nombreux Rasta. Dans la panique, beaucoup de femmes, d’enfants et d’hommes furent mortellement blessés. Cet épisode inspira un grand nombre de reggaemen, dans leur combat contre l’oppression, contre l’injustice et contre Babylone.
Naturellement, la répression dont a été victime le mouvement Rasta, loin de l’affaiblir, renforça sa popularité. Les Rasta devinrent plus nombreux tandis que leur style imprégnait désormais toute la société jamaïcaine. A l’écart des villes, les Rastas orthodoxes encourageaient les jeunes à développer des communautés à la campagne, loin du « shitstem » (= système de merde). Cet appel à déserter Babylone se traduisit par une profusion artistique, les peintres, les sculpteurs sur bois et tous les autres Rastas doués d’un quelconque talent se mettant à transformer de nombreux endroits de l’île – à commencer par Kingston – en un lieu d’exposition et de méditation autour d’objets et de compositions de toutes sortes. Ce dynamisme culturel attire aujourd’hui un grand nombre de touristes sur l’île. Néanmoins, le principal impact de ce mouvement concerne le reggae, vers lequel affluèrent la plupart des jeunes désœuvrés, auparavant engagés dans des bandes et cherchant désormais à gagner leur vie et à développer leur talent dans la musique. Un type comme Dillinger est représentatif de cette mouvance des « rude boys » transformés en reggaeman.
En 1972, quelques mois après les élections, le Premier Ministre Hugh Shearer, leader du Jamaican Labour Party, décide d’interdire la diffusion des chansons rasta à la radio. Ces efforts furent vains. Le reggae était déjà partout dans l’île, un marché noir très animé s’étant même développé pendant cette période de censure... Le Jamaican Labour Party défait, Michael Manley, leader du People’s National Party, devenait Premier Ministre. Bien que Marley se défendait de faire de la politique (« Me no sing politics, me sing bout freedom »), il devint de facto une force électorale avec laquelle il fallait compter. Les deux camps eurent l’occasion de le récupérer (en le citant) ou de le poursuivre en justice. Comme les Rastas sont en contact direct avec Dieu – ils lisent au moins un chapitre de la Bible chaque jour – ils n’ont pas besoin d’intermédiaires. De là le rejet de tous les systèmes, qu’ils soient politiques, commerciaux ou administratifs. De même, le mouvement ne peut pas avoir de clergé ni de leader.